Audition commune des présidents de Conférences de directeurs d’établissements de santé de CHU et de CH, le mardi 18 janvier à 16h par la commission d’enquête du Sénat sur la situation de l’hôpital et le système de santé en France.

Monsieur le Président, Madame la Rapporteure, Mesdames les Sénatrices, Messieurs les Sénateurs, Je vous remercie, au nom des directeurs généraux de CHU que je représente aujourd’hui, de cette audition et du juste intérêt porté à l’hôpital, et plus largement au système de santé de notre pays. Nous trois ici présents devant vous, directeurs d’hôpital, travaillons à l’hôpital depuis plus de trente ans. Cet hôpital, nous l’avons vu en trente ans évoluer au rythme de la société. Nous y avons vu se développer quatre évolutions majeures.

La plus importante impacte toute notre société. C’est celle de l’évolution du rapport au travail.

Les aspirations au temps libre, le rapport à la hiérarchie, l’expression plus assumée de la souffrance au travail, le besoin renforcé d’équité, la course à la meilleure rémunération, le zapping professionnel, sont autant d’évolutions qui, sans les généraliser, interpellent les managers actuels, la plupart du temps d’une autre génération, formés sur un modèle plus contraignant pour l’individu, qu’ils soient médecins, cadres ou directeurs. Ces aspirations sont a fortiori fortement ébranlées pour les jeunes HU, dont la construction de carrière est un parcours du combattant.

Si, dans la plupart des établissements, nous ne constatons pas l’hémorragie des départs décrite à l’envi dans les médias, ce changement de mentalités se traduit par des difficultés bien réelles de recrutement et de fidélisation.

Or, l’hôpital public ne peut se battre à armes égales sur le marché du recrutement, compte tenu des niveaux de rémunération et de contraintes qu’il propose, a fortiori dans les villes où le coût de la vie est élevé et, à l’autre extrémité, dans les zones les plus rurales.

Elles se traduisent aussi pour les personnels non médicaux, notamment les moins diplômés, par une forte évolution de l’absentéisme. Abaisser totalement le niveau de contraintes restera difficile dans une structure dont l’une des missions premières est la continuité.

Il est en revanche de notre seule responsabilité de faire évoluer les relations de travail. L’organisation de l’hôpital est, de tradition, très hiérarchisée, reposant, disons-le, sur des rapports de domination parfois violents. Curieux paradoxe pour une structure dont le maître mot doit être de prendre soin avec humanité !

Les internes et les externes ont illustré récemment devant vous ce que vivent certains juniors. La véhémence et le mépris des propos contre les administratifs, acutisés de nouveau par le débat politique, en sont une autre illustration. Le Ségur, le rapport Claris, la loi Rist ont fixé un cadre indispensable, mais les relations humaines échappent au cadre réglementaire. Leur évolution implique des prises de conscience, encore trop lentes aujourd’hui.

La deuxième transformation majeure est celle de la désorganisation progressive de l’offre de soins.

À cette évolution sociodémographique qui a impacté tout le système de santé, en ville comme au sein des établissements, se conjuguent les effets de la réduction du numerus clausus des années 1990, ceux de la liberté d’installation et ceux du choix des spécialités après l’internat.

En ont découlé les déserts médicaux et le repli sur un exercice à moins fortes contraintes, qui font converger vers les urgences et les consultations de l’hôpital des patients en mal de réponse en ville, reportant, pour certains, un haut niveau d’exigence, voire d’agressivité sur l’hôpital. Or, l’hôpital, a fortiori les CHU, n’est pas structuré pour être le généraliste de la population.

Le constat est amplifié par l’absence de vraie graduation de l’offre territoriale hospitalière, que la réforme nécessaire mais incomplète des GHT n’a pas encore permis de faire aboutir pleinement.

La troisième évolution déterminante est celle du financement du système de santé, et singulièrement de l’hôpital.

Nous ne sommes pas nostalgiques d’un budget global dont nous avons pu constater les dérives.

La T2A, qui ne finance que 50 % du budget d’un CHU, était considérée comme une opportunité, quand elle constituait un outil de développement des moyens, par le développement de l’activité et donc les recettes. Mais les recettes d’un hôpital, ce sont aussi des dépenses de l’assurance maladie.

L’évolution du coût des traitements médicaux, l’augmentation du besoin de soin du fait du vieillissement de la population, de la chronicisation des maladies, les créations d’emplois (en moyenne 1 % par an – 2 % pour les IDE) et les évolutions de rémunération ont conduit à la progression du déficit de l’assurance maladie.

Les lois de financement votées par le Parlement à partir de 2010 ont fixé des Ondam plus rigoureux. Elles ont permis d’entamer un lent redressement de la branche maladie, mais elles se sont principalement traduites par des plans de rigueur pour les dépenses hospitalières, fixant des objectifs de plus en plus inatteignables.

L’impact financier du Covid et du Ségur risque d’emporter mécaniquement de nouvelles mesures d’économie. Les évolutions des modes de financement en cours de déploiement – dotation populationnelle, financement à l’épisode de soins, à la qualité, réforme du financement des urgences – vont dans le bon sens, mais leur empilement avec les dispositifs préexistants engendre une complexité inégalée pour ceux qui les gèrent et incompréhensible pour les équipes soignantes.
Sans rationalisation de l’organisation des soins dans les territoires et réelle analyse de la pertinence menée par et avec les soignants, nous risquons de connaître encore des coupes aveugles et brutales.

Comme une forme de réponse qui n’en est pas une, nous n’avons pu que constater et déplorer l’inflation normative et réglementaire et les contrôles qui l’assortissent au fil de ces dernières années.

La complexité fait intrinsèquement partie de la gestion d’un hôpital, a fortiori de la taille d’un CHU. Il faut aussi accepter cette réalité. Un établissement de plus de 10 000 salariés, souvent premier employeur et premier acteur économique de sa région, ne se gère pas comme un service, ni même comme une somme de services médicaux.

Mais la complexité découle également de la réalité du corps réglementaire administratif français (principe de précaution, normes de qualité, modalités du dialogue social, règles de l’achat public, séparation ordonnateur/comptable…). Le code de la santé publique est, de loin, le plus disert de tous.

Si le métier des directions et des équipes administratives, qui ne représentent que 5 % et non 30 % des effectifs de l’hôpital, est de rendre lisible cette inflation normative et de tenter d’en simplifier les effets pour ceux qui soignent, il est aussi et d’abord de coordonner les acteurs, de rendre possibles les projets, de défendre et de représenter l’établissement.

En 2020, la crise sanitaire a très provisoirement lissé la plupart des effets délétères de ces évolutions. Se sentir soutenus par l’opinion publique, ne traiter principalement qu’une pathologie (pour mémoire, 85 % des prises en charge Covid ont été assurées par le secteur public), bénéficier d’un soutien financier massif, qui a fait primer l’efficacité sur l’efficience, pouvoir s’affranchir de certains cadres réglementaires ont produit des effets éphémères et ne laissent en définitive au plus grand nombre qu’une forme de nostalgie et d’amertume, sans parvenir pleinement à en tirer des enseignements durables.

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