L’hôpital public sera de nouveau « sur le pont » cet été pour naviguer à vue entre des écueils dont la conjonction est largement inédite. Seul un exercice exigeant d’intelligence collective, déterminant pour assurer la continuité de soins et préserver les équipes, permettra de relever le défi.

Si le risque de saturation des services d’urgence, comme le rappelle le rapport du Sénat rendu au printemps sur l’hôpital public, « tient en partie aux difficultés de la médecine de ville à faire face à l’augmentation des besoins de santé de la population », d’autres critères tout aussi déterminants sont nécessairement à prendre en compte. La mise en œuvre des préconisations du rapport du ministre de la Santé et de la Prévention sur la continuité des soins ne peut logiquement que contribuer à une amélioration de la mobilisation des personnels durant l’été. Elle ne saurait répondre à tous les questionnements récents, ni à ceux qui demeurent plus anciens.

Le besoin de diagnostiquer la crise en cours est réel et sensible, car elle reflète une crise de sens et des vocations. Elle n’a pas été la question centrale de la gestion de la crise sanitaire, pour laquelle il fallait « tenir » et pendant laquelle l’hôpital public a tenu. Elle s’exprime encore plus fortement aujourd’hui et se traduit par des changements de métiers, la hausse du taux d’absentéisme et des tensions bien réelles au sein des équipes.

Les conclusions de la mission flash sur la permanence des soins ont permis de revenir sur un des impensés du Ségur – mieux rémunérer la contrainte – et visent par ailleurs à desserrer la pression qui s’exerce au premier chef sur les services d’urgence, mais c’est bien une problématique systémique qui est posée et qui ne saurait se résumer à la crise de l’hôpital public. Cette crise comporte plusieurs dimensions :

  • sanitaire, dans la mesure où, ces dernières années, l’accès aux soins primaires s’est dégradé (de 2015 à 2018, la part de la population vivant dans des zones sous-­dotées en médecins généralistes est passée de 3,8 à 5,7 %). La culture française de la santé demeure par ailleurs essentiellement centrée sur le soin ex post et non sur la prévention. Le recours aux urgences demeure une solution encore trop souvent actionnée en dépit des mesures destinées à renforcer l’offre de soins en amont ;
  • sociale, car la sollicitation des urgences s’explique par une exclusion durable d’une partie de la population du système de soins traditionnel et a fortiori des actions de prévention ou des dispositifs de protection sociale (disparités territoriales en matière de vieillissement et d’accès aux soins, permanence d’accès à une complémentaire santé pour les indépendants, les chômeurs et les inactifs…) ;
  • financière, car les évolutions du modèle de financement des urgences, si elles sont porteuses de sens et « responsabilisantes » pour tous les acteurs, voient aussi le désengagement d’une partie de l’offre privée pour les soins ambulatoires non programmés observé depuis le début de l’année (concomitamment avec la réforme du financement des services d’urgence). En l’état, la mobilisation sur les activités à fort rendement (chirurgie), parallèlement à un désengagement de fait de la permanence des soins, ne se heurte à aucun blocage juridique ou financier (retrait des autorisations ou limitation des financements) ;
  • des politiques publiques car la régulation du système de santé demeure une responsabilité de l’État qui place les ARS en première ligne de cette responsabilité. Celles-ci, en dépit des autorisations délivrées de la même manière aux opérateurs, tendent à actionner de manière beaucoup plus efficace les établissements publics de santé, composés de fonctionnaires et d’agents publics, comparativement aux établissements privés au sein desquels la plupart des médecins occupent un statut libéral.

Si les conclusions de la mission flash se mettent en place de manière très rapide, les établissements vont donc devoir néanmoins naviguer à vue tout l’été.

Une enquête récente menée dans les 32 CHU indique qu’en moyenne, et hormis quelques exceptions notables (Angers, Orléans, Rennes…), le nombre le plus élevé de fermeture de lits concernera les services de chirurgie (entre 15 et 25 %), de manière plus nuancée en médecine (entre 7 et 15 %) et encore moins marquée en obstétrique (entre 0 et 7 %). Ce point de faiblesse sur les activités de chirurgie est multifactoriel. Si une partie de cette activité doit être relancée à la rentrée, il convient d’être vigilant sur le risque de perte de chance pour les patients, tout en poursuivant la prise en charge des activités covid qui remplissent de nouveau les établissements.

La gestion des établissements pendant l’été devra prendre en compte :

  • une amputation d’une part importante des ressources humaines disponibles du fait du cumul inédit de plusieurs facteurs : absentéisme qui demeure élevé depuis l’automne 2021, aggravé par les personnels à l’isolement car positifs au covid et symptomatiques, personnels en congés annuels, recul des prises de poste dès l’été des jeunes professionnels en sortie d’école. Enfin, les vacances universitaires viennent limiter le recours aux étudiants en santé, (sans parler des préavis de grève qui ne cessent de nous parvenir) ;
  • une hausse probable de la demande de soins (risque de canicule notamment dans certaines zones fortement peuplées, incendies de forêts, de reprise épidémique covid qui se concrétise non pas en septembre mais mi-juillet, circulation du virus Monkeypox…) Enfin, la surfréquentation dans les zones touristiques aura un impact prévisible sur la demande qui pèsera sur les services d’urgence (également concernés par les limitations ci-dessus) ;
  • l’harmonisation encore difficile de la prise des congés en ville, à l’hôpital public et dans les établissements privés ;
  • des difficultés persistantes sur les lits d’aval, notamment en soins de suite et de réadaptation (SMR/SSR) qui conduisent à un maintien trop long des patients aux urgences et leur aval MCO ;
  • la prévision et la gestion d’une trajectoire financière qu’un certain nombre de facteurs structurels dégraderont mécaniquement malgré le maintien de la garantie de financement jusqu’à la fin de l’année.

La responsabilité des chefs d’établissement du secteur public dans ce contexte reste de garantir l’intérêt général, qui ne saurait se réduire à l’intérêt d’une seule communauté, d’une profession ou d’une discipline. Le chef d’établissement, nommé et non élu, doit, a fortiori en période de contraction des moyens disponibles, éviter les situations arbitraires et capitaliser l’intelligence collective. Celle-ci implique avant tout de solides capacités d’écoute et de management, la recherche d’équité de traitement entre les nombreux acteurs avec des intérêts immédiats divergents, dont la diversité est saillante dans les CHU.

Cette justice de traitement demeure un objectif principiel pour « une gouvernance [organisée] autour d’un directeur avec une solide expérience hospitalière, en étroite collaboration avec les médecins, les soignants et la ville et autour d’un projet médical et bâtimentaire ». Dans un cadre incertain, marqué par une tension très forte sur le marché de l’emploi en santé, la question des modalités du pilotage et de la mobilisation de chacun dans ses fonctions est indispensable pour garantir l’accès aux soins et la meilleure gestion des deniers publics qui nous sont confiés par la Nation. Ce sujet d’intérêt général doit également fortement mobiliser les tutelles, notamment les ARS à travers les fonctions de régulation territoriales qui leur incombent.

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