Le risque de fragmentation entre les communautés soignantes est réel. La quête de sens doit imprégner les réformes nationales à venir mais aussi le pilotage au quotidien de l’offre de soins. Après l’union sacrée pour faire face en 2020 à la première vague covid, les communautés soignantes, tant en ville qu’à l’hôpital, semblent désormais prisonnières d’un mouvement d’éclatement et de repli qui porte atteinte à la cohérence du système de santé dans son ensemble.

Si le Ségur a été principalement considéré comme un mouvement de rattrapage des rémunérations, son ambition se voulait ab initio plus large (numérique, investissement, organisation, territoire…). Le sujet des rémunérations, au lieu de concourir à l’homogénéisation des situations, pourrait avoir paradoxalement un effet contraire en alimentant les mouvements reconventionnels, voire les tensions entre communautés. Ainsi, pour certaines spécialités médicales (depuis les décrets pris en application de la loi relative à l’organisation et la transformation du système de santé), les possibilités d’exercice mixte entre la ville et l’hôpital se sont renforcées. À l’issue de la refonte des grilles indiciaires de praticiens hospitaliers et des ­hospitalo-universitaires et à la mise en place du statut de praticien hospitalier contractuel, l’augmentation des rémunérations médicales, tant publiques que privées, peut avoir un effet désincitatif pour rester impliqué dans le service public, notamment pour les jeunes générations à la recherche d’équilibres plus affirmés entre vie personnelle et vie professionnelle.
Parallèlement, si certains médecins de ville ont pu s’investir fortement dans la prise en charge du covid, ils peinent parfois à retrouver une dynamique forte avec l’hôpital en dépit des avancées permises (notamment par le biais de certaines CPTS dynamiques). La tentation pour la médecine de ville de miser sur une surenchère salariale est importante car, concrètement, l’augmentation de l’absentéisme dans les établissements et les fermetures de lits mises en œuvre ont des effets de bord très nets sur la permanence des soins ambulatoires.

Le risque d’une sortie de crise, dont les fondements sont très clairement la permanence de l’offre de soins (60 % des médecins généralistes ne participent pas à la permanence des soins ambulatoires comme l’a rappelé Frédéric Valletoux lors de l’ouverture de SantExpo 2022), par un levier uniquement salarial serait probablement un raccourci dangereux pour les finances publiques et réducteur par rapport aux attentes des professionnels.

Alors que le chômage de masse a impliqué pendant une trentaine d’années un phénomène de modération salariale, la situation des soignants est désormais sensiblement éloignée de ce référentiel. L’inflation sur les salaires soignants découle de plusieurs phénomènes connexes qui, mis bout à bout, ne donnent pas aux revalorisations l’impact attendu en matière d’attractivité :

  • l’offre d’emploi dépasse sensiblement la demande d’emploi, et ce pour encore une dizaine années au moins. Une partie des sorties d’école est ainsi captée par les offreurs d’emplois les mieux-disants, notamment en intérim. Le marché du travail médical et soignant est donc très volatil, avec une forte mobilité des professionnels a fortiori sur des fonctions d’expertise ;
  • si la pression sur les salaires se heurte dans le secteur public au statut de la fonction publique, celui-ci est de plus en plus assoupli pour permettre des sur-rémunérations qui ouvrent la porte à un effet de concurrence salariale avec le secteur privé (qui peut, lui, organiser ses recrutements sur la base d’une négociation de gré à gré) mais aussi avec le secteur public lui-même ;
  • en 2022, l’inflation, dans son ensemble, devrait être d’au moins 5 %, une situation impliquant une pression sur les salaires. Elle consomme mécaniquement la hausse de pouvoir d’achat qui devrait découler de la hausse des salaires.

Une augmentation des salaires (qui se fera au moins pour le secteur public par la hausse du point d’indice) pourrait avoir des conséquences très défavorables sur l’investissement et l’emploi (sauf mécanisme de compensation pour les établissements). Si la hausse des traitements peut avoir un effet utile pour le secteur public, notamment sur les choix des professionnels en sortie d’école, la question de la juste rémunération doit faire l’objet d’une réflexion intégrant les différentes composantes de l’offre professionnelle et les effets à long terme des revalorisations (Ondam, niveau de la dette publique, valorisation de la pénibilité, travaux de nuit et de week-end…).

D’autres variables que le seul salaire s’avèrent clivantes entre les communautés au sein des établissements, qu’elles soient soignantes ou non ; les actions concrètes permettant d’aller à l’encontre de cette tendance sont donc les bienvenues. Accompagner les managers en proximité constitue ainsi une étape importante face au besoin de resserrer les mailles du tissu hospitalier. Ce besoin passe nécessairement par des outils et une sensibilisation pendant la formation initiale (médicale et non médicale). Ni l’université ni l’hôpital ne sont tenus à ce jour par les textes d’organiser un tutorat pour les étudiants, ce qui emporte souvent des questions de pilotage des dispositifs mis en œuvre.

Le Ségur a permis de donner un cadre à l’évolution de la gouvernance, mais il n’a pas fourni de nouveaux outils aux managers alors que les tensions entre communautés sont loin d’être neutres en sortie de crise. La fonction de manager reste trop peu valorisée en tant que telle dans les parcours médicaux, voire paramédicaux.

Les solutions rapides sont connues : majorer les salaires, niveler les responsabilités, mettre en avant les droits et minorer les devoirs. Elles ne sont pas nécessairement durables mais, surtout, elles ne sont pas gages de l’autonomie des établissements qui doivent avoir des finances maîtrisées et des circuits de décisions clairs et efficaces. Elles ne règlent en rien les besoins incontournables de repenser la relation ville/hôpital, ni assurent faire de la prévention le bouclier sanitaire dont notre pays a besoin, ni donner aux managers les moyens de se réassurer. D’autres solutions sont à envisager, notamment pour renforcer les expérimentations territoriales, mais aussi pour laisser aux équipes une plus grande souplesse d’organisation, donner aux directions les marges nécessaires aux projets, passer en revue les irritants du quotidien…

Ce renforcement des équipes ne peut se faire que :

  • dans un environnement normatif allégé au niveau national, adossé à une culture de la confiance et du résultat qui manque encore dans la production de nombreuses normes ;
  • sur la base d’une plus grande justice et humanité dans les relations entre apprenants (étudiants, externes) et formateurs ou responsables. Le cadre disciplinaire applicable aux médecins reste par ailleurs perfectible (notamment pour les HU comme vient de le rappeler la Cour des comptes). L’existence et la connaissance de ce cadre relèvent d’une crédibilité d’ensemble du système de soins qui ne doit tolérer dans ses rangs aucune maltraitance dès lors qu’elle est avérée.

Lucidité, pertinence, accompagnement, voire réconciliation, doivent être au cœur des politiques publiques tant celles portées par l’État que celles mises en œuvre au niveau local. Le nouveau Gouvernement sera logiquement appelé à réguler ces notions dans ses prochaines initiatives.

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